Littérature française·Littérature classique·Les classiques c'est fantastique

La Religieuse

Si le XVIIIè siècle m’était conté … tel était le thème de novembre chez les classiques c’est fantastique. Pour illustrer le propos, j’ai choisi « La Religieuse » de Diderot, un roman-mémoires édité à titre posthume en 1796. Je n’en avais lu que quelques extraits au cours de mes études puis j’ai oublié de le lire.

Que dire de ce roman sinon qu’il est extraordinaire tant il est moderne dans sa construction et outrecuidant par sa liberté de penser, d’écrire et de réflexion sur la société de l’époque. Suzanne Simonin est une jeune fille de très bonne famille, peut-être noble, belle et éduquée comme il convient : elle joue du clavecin, elle sait lire les partitions musicales, a une très belle voix et est cultivée. Elle a tout pour plaire, un peu trop car, pour éviter qu’elle ne fasse de l’ombre à ses sœurs, ses parents s’empressent de la destiner au couvent, la réclusion à perpétuité pour se débarrasser des rejetons encombrants. On apprend très vite qu’elle est une enfant adultérine et qu’elle est donc promise au couvent pour expier la faute de sa mère. Suzanne, passeport pour la rédemption de sa mère ? Le problème est que Suzanne n’a pas la vocation, bien qu’elle croie en Dieu, et refuse son enfermement. Elle sera d’abord envoyée au couvent de Longchamp où elle sera sous la tutelle de deux Mères Supérieures : Mère de Moni, la bienveillance incarnée dont le seul défaut est d’être un peu trop mystique, elle parvient à adoucir la réclusion de la jeune fille ; Soeur Sainte-Christine succède à Mère de Moni et l’atmosphère du couvent change radicalement. Très vite la nouvelle Mère Supérieure prend en aversion les favorites de sa prédécesseur qui subissent maltraitance physique et morale. Suzanne vit un calvaire sous la houlette brutale de Soeur Sainte-Christine assistée de nonnes, dont elle encourage tous les bas instincts, au point de frôler la folie. Comme Suzanne a porté plainte contre son couvent, tout au long du procès, elle subira moult violences et humiliations. Certaines nonnes prennent, sans état d’âme, l’habit du bourreau pour torturer mentalement et physiquement la jeune rebelle. Las, pour notre héroïne, elle perd son procès. Cependant, elle obtient la grâce de changer de couvent et est envoyée au cloître d’Arpajon où elle sera accueillie avec chaleur et bienveillance. La Mère Supérieure peut être aussi libérale que soudainement austère, elle a un caractère changeant et des humeurs étranges. Après les tortures subies sous les ordres de Soeur Sainte-Christine, Suzanne se voit comblée de caresses, souvent languides, par la Mère Supérieure de Saint-Eutrope, et aussi jalousée par une ancienne favorite. Toujours désireuse de quitter l’état de religieuse, Suzanne n’aura de cesse d’appeler à l’aide les personnes l’ayant assistée dans son procès, des personnes éclairées par les idées nouvelles des Lumières, des personnes portées par une philosophie de tolérance et de bienveillance envers les abus de l’Eglise. Un soir, elle s’évade et s’enfuit pour Paris où elle cherche une condition pour subvenir à ses besoins, une condition autre que dans une maison de tolérance. Suzanne est confrontée à la dure réalité que vivent les femmes loin de toute protection juridique.

« La Religieuse » de Diderot est un véritable procès contre l’enfermement conventuel auquel les familles aisées obligeaient leurs filles ou leurs fils. Dans le monde de la clôture, les Supérieurs ont tous les pouvoirs ce qui peut amener certains à laisser s’exprimer leurs pires instincts. La cruauté mentale, les tortures physiques, les humiliations font sombrer dans la folie celles qui n’ont pas l’heur de plaire. Il y a une scène terrible, celle où Suzanne interdite de messe attend, épuisée, à la porte, elle s’est couchée sur le dallage et quand les sœurs sortent, la Supérieure les invite à marcher sur le corps de la jeune fille.

« J’étais couchée à terre, la tête et le dos appuyés contre un des murs, les bras croisés sur ma poitrine, et le reste de mon corps étendu fermait le passage ; lorsque l’office finit, et que les religieuses se présentèrent pour sortir, la première s’arrêta tout court ; les autres arrivèrent à sa suite ; la supérieure se douta de ce que c’était et dit :

« Marchez sur elle, ce n’est qu’un cadavre. »

Quelques unes obéirent et me foulèrent aux pieds ; d’autres furent moins inhumaines ; mais aucune n’osa me tendre la main pour me relever. » (p 294)

C’est vivre un enfer dans un lieu consacré à Dieu que d’être privé de tout : linge de toilette, eau, nourriture, rosaire, bible, accès aux cabinets d’aisance, absence de literie et de vêtements de rechange et vivre dans la plus grande solitude.

Diderot dénonce une autre part d’ombre observée dans les couvents : les tendresses dites contre nature. La Supérieure de Saint-Eutrope s’entiche de ses moniales, les aiment plus que de raison. Suzanne est désarçonnée par ce comportement sans pour autant penser à mal, elle qui ne fut pas aimée de sa mère et fut torturée par Soeur Sainte-Christine. Elle ne peut rejeter la tendresse intrusive de sa nouvelle supérieure.

« La Religieuse » est un réquisitoire envers la violence faite aux moniales qui n’ont pas choisi leur état. L’enfermement des personnes provoque des dérives allant du mysticisme au sadisme le plus odieux en passant par les amours contre nature, autrement dit l’homosexualité. La religion et les dogmes peuvent couper les plus croyants de la vie réelle. Or, en enfermant le corps, n’emprisonne-t-on pas l’esprit au point qu’il n’ait plus accès à son libre-arbitre ? Perdre sa liberté individuelle est une catastrophe pour Diderot pour qui elle est sacrée. Osa-t-il franchir le pas, avec « La Religieuse », de dire que la religion est un moyen d’aliéner l’esprit ? S’il ne l’exprime pas de manière explicite, certains passages invitent à le penser d’autant que chaque débordement de la part des mères supérieures les conduisent à la mort, teintée de folie.

Il n’empêche qu’au-delà des accusations envers une société fermée aux bruits et aux évolutions du monde intellectuel et scientifique, « La Religieuse » est un roman, un vrai roman, qui se lit facilement grâce aux émotions que les mots et le style de Diderot font passer. Les personnages sont bien incarnés, on éprouve de l’empathie ou de la détestation pour eux, alors que le roman en est à ses prémices, les dialogues rondement menés, le tout est doté de la force d’évocation des mots et du rythme des phrases. J’étais abasourdie devant la cruauté, j’en suis sûre à peine exagérée, de Soeur Sainte-Christine digne d’un démon officiant dans un goulag ou un camp de concentration.

« La Religieuse » a scandalisé, forcément, à sa sortie au même titre que le film de Rivette, en 1966, qui fut censuré. C’est qu’il y a dans ce brillant texte beaucoup de vérités qui dérangent.

Quelques avis :

Babelio

Lu dans le cadre

Le bilan « Si le XVIIIè siècle m’était conté » chez Fanny

La bibli des p'tits chats (ados)·Littérature française

Mémoires de la forêt T1

Dans la forêt de Bellécorce, au creux d’un vieux chêne, Archibald Renard tient la librairie familiale. Chaque animal peut venir déposer son manuscrit pour la vente ou acheter le livre qui lui plaît.

Un jour, Ferdinand Taupe vient à la librairie pour récupérer son manuscrit, compilation de ses souvenirs, pour se rappeler de Maude, son épouse adorée que la maladie de l’Oublie-tout efface chaque jour davantage. « Les mémoires d’outre-terre » n’existe qu’en un seul et unique exemplaire acheté, peu de temps auparavant par un mystérieux client.

C’est la catastrophe pour Ferdinand Taupe qui perd tous ses moyens, tournoyant entre les rayonnages, semant le chaos avec la demi coquille de noix accrochée sur son dos. N’écoutant que son bon cœur, Archibald Renard décide d’aider son vieil ami à retrouver l’acheteur grâce à de vieilles photographies. Un périple semé de surprises, de belles rencontres et souvenirs remontant des limbes de la mémoire, les attend.

« Mémoires de la forêt, les souvenirs de Ferdinand Taupe » est un roman magnifique dans lequel l’auteur, Michaël Brun-Arnaud, aborde de nombreux thèmes, légers ou graves, avec une grande délicatesse et beaucoup de tendresse. Ainsi, la maladie de l’Oublie-tout explique-t-elle le délitement de la mémoire chez les personnes atteintes d’Alzheimer. Par touches délicates et émouvantes, le roman décrit les peurs de Ferdinand, provoquées par la disparition de certains souvenirs, par l’oubli des noms et des visages ce qui engendre, chez lui, des accès de colère et de violence. Archibald Renard entoure Ferdinand de toute son affectueuse amitié, de toute sa patience et sa tendresse, acceptant les sautes d’humeur et les gestes désordonnés de la pauvre taupe au désespoir. Chaque perte de mémoire est douloureuse pour Ferdinand Taupe comme elle fait souffrir Archibald qui se retrouve confronté à ses nombreux excès. La gestion des émotions en pleine débâcle chaotique est un art délicat demandant une inépuisable empathie de la part de l’aidant.

Les thèmes de l’amour, conjugal et filial, et du deuil sont également au cœur du roman. Chaque photographie est un volet de la vie amoureuse de Ferdinand et de son épouse Maude, chacune des étapes est retrouvée avec l’émotion qui déroule les souvenirs des marmottes du salon de thé célèbre pour leur tarte aux amaudes, du chef d’orchestre bougon dont la Lettre à Maude fut un triomphe, de la poule offrant résidence aux écrivains connus et moins connus, qui offrit une plume et de l’encre à Ferdinand pour le sortir de son marasme.

« Mémoires de la forêt, les souvenirs de Ferdinand Taupe » se lit en savourant chaque chapitre. Il ne se dévore pas, non du tout car je ne voulais pas quitter trop vite les personnages auxquels leur auteur a su donner de l’épaisseur, de la personnalité au point que j’ai rapidement oublié que les héros étaient des animaux. Le texte est mis en valeur par les délicieuses illustrations de Sanoe qui m’ont emmenée, l’air de rien, dans un univers empreint de merveilleux.

Un roman jeunesse à offrir et à lire sans modération tant tout se savoure au gré des chapitres et au fil des clins d’oeil humoristiques.

Un coup de cœur !

Quelques avis :

Babelio Les voyages de Ly Amandine Lylou Sophie Hérisson Plume volage Pépita

Les premières lignes·Littérature japonaise

Les premières lignes #9

Sur une idée de Ma lecturothèque, chaque semaine je prends un livre dans ma bibliothèque et je recopie ses premières lignes.

Aujourd’hui, les premières lignes d’un roman de Jirô Asada, un écrivain japonais qui excelle dans des registres aussi divers que les romans historiques, les fictions contemporaines, les nouvelles ou les essais. J’ai choisi « Le roman de la Cité interdite », édité en 1996 au Japon et 2000 en France aux éditions Philippe Picquier. Ce roman est un pavé de 958 pages passionnant.

« Asada Jirô, né à Tokyo en 1951, a eu une jeunesse pour le moins agitée. Disciple de Mishima, il s’engage dans les forces d’autodéfense après le suicide de l’écrivain. A l’école de la chair, du baroque et de la barbarie raffinée, l’élève Jirô égale le maître Yukio. Il a reçu en 1997 le prestigieux prix Naoki pour son roman Le Cheminot. » (cf site web des éditions Picquier)

Résumé

An 12 de la dynastie chinoise des Ts’ing…. à Tchouen-yun, le petit ramasseur de crottin, la vieille sorcière Pai Taitai a prédit qu’un jour « tous les trésors existant sous le ciel se trouveraient entre ses mains »; et à Wen-sieou, le cadet de bonne famille, que lui reviendrait « l’écrasant destin de soutenir l’empereur ».

Aidé par les eunuques de la ruelle des Vieux Nobles, Tchouen-yun pénètrera dans le gynécée de la redoutable impératrice Tseu-hi, par delà les neufs enceintes de la Cité Interdite. Son destin e celui de Wen-sieou croiseront les destinées des plus hautes figures de la cour et se trouveront mêlés aux soubresauts de la fin de l’empire mandchou.

Les premières lignes

An 12 de l’ère Kouang-siu, sous la dynastie des Ts’ing. Hiver 18866 selon le calendrier occidental…

« Li Tchouen-yun, fils d’une pauvre veuve du village de Liang-kia-t’ouen! Petit Li, malheureux enfant qui subsiste en ramassant le crottin de cheval gelé sur les routes! Rien ne t’oblige à m’écouter. Mais si tu veux savoir, ouvre grand tes oreilles rongées de dermatose! Et tant pis si tu n’entends pas bien ma voix chevrotante de vieille femme malade. Je te dirai ton destin tel qu’il se déroulera, car tu n’as d’autre choix que de t’y conformer.

Petit Li, quatrième fils de la misérable famille Li! Tu es né le 11 octobre de l’an 2 de l’ère Kouang-siu. J’ai ici la carte du ciel indiquant la position des vingt-huit maisons célestes cette nuit-là. Tant pis si tu ne comprends pas. Il s’agit de la configuration exactes des étoiles à l’instant où tu es sorti du ventre de ta mère. Tu es sous la protection de la constellation barbare de la Pléiade. La nuit de ta naissance, le manche du Grand Chariot séparant le ciel et la terre s’est tourné vers la Pléiade, qui scintillait au sommet du ciel, comme pour lui ordonner de cueillir dans cette louche céleste le Palais Pourpre où réside l’Empereur de Jade.

Petit Li, misérable ramasseur de crottin! Je te l’assure, tous les trésors existant sous le ciel se trouveront un jour rassemblés entre tes mains!

Alors tenté(e)?

Le jeudi, c'est poésie·Littérature française·Poésie

Le troisième jeudi, c’est poésie #3

Après la Corée, la France avec un poète contemporain inspiré par la Corse. Le poème, en prose, que je vous offre, ressemble à un haïku. Le poète s’appelle Joël Bastard et le recueil poétique dans lequel j’ai pioché s’intitule « Casaluna ».

Le soleil aussi récupère les engrenages dispersés d’une forêt de prêles.

En sortir 23 pour 2023·Littérature anglaise·Littérature classique

Toute passion abolie

A quatre-vingt-huit ans, Lady Slane, épouse, femme et mère dévouée à son mari et ses enfants, pourrait être brisée par son veuvage. Ses enfants en sont intimement persuadés, ils se demandent comment leur mère pourra mener sa vie devenue solitaire. Ils ont des idées, des perspectives en oubliant un élément essentiel : ce que veut leur mère.

Libérée de ses obligations sociales et mondaines, Lady Slane respire, enfin ! Elle veut prendre sa vie en main, seule, décider ce qui est bien pour elle, seule. C’est pourquoi, plutôt que de vivre avec un de ses enfants, elle loue une adorable maison, repérée quelques dizaines d’années plus tôt, Hampstead pour y vivre avec sa gouvernante française. Elle peut donner libre cours à ses souvenirs, à son rêve de devenir artiste peintre, à tout ce qu’elle aurait pu être si elle n’avait pas épousé Sir Slane, ancien vice-roi d’Inde, ancien Premier Ministre, ancien député à la chambre des Lords.

Dans le nouveau paysage social de Lady Slane, viennent s’installer, autour d’un thé, trois vieux messieurs, M. Bucktrout, M. Gosheron et M. FitzGeorge respectivement le propriétaire de la belle demeure qu’il loue de bon cœur à la vieille dame sachant qu’elle saura aimer la maison, un artisan ami du premier puis un ancien admirateur, excentrique collectionneur d’antiquités ami d’un des fils de Lady Slane. Chacun, à sa manière, cultive son excentricité, ce qui fait tout leur charme.

Lentement, le récit d’une vie so british glisse vers une introspection du personnage principal : Lady Slane, au crépuscule de sa vie, pèse les conséquences de ses choix de vie, sans pour autant les regretter ni les rejeter en bloc. L’autrice, Vita Sackville-West, fait de son héroïne un très beau portrait de femme reprenant en main une vie mise longtemps entre parenthèses.

« Toute passion abolie » est un éloge à la liberté retrouvée d’une vieille femme qui n’a que faire de l’image qu’elle renvoie à la société anglaise des années Trente. Sous la remarquable plume de Vita Sackville-West, les aspirations, tues pendant des années, refont surface, le désir de reprendre sa vie en main amène à la liberté d’être et de penser. Se retrouver soi-même et se dire que maintenant ce sera sa vie tant souhaitée qui sera vécue jusqu’à l’inéluctable fin. J’y ai lu, aussi, un privilège de l’âge : la vieillesse, lorsque toute passion est abolie, devient un espace de liberté dans lequel un brin d’égoïsme est bienvenu au point de ne plus vraiment s’en faire pour sa famille.

« Toute passion abolie » est un roman qui attendait depuis des années qu’un jour je sois prête à le lire. Je n’ai pas été déçue, j’ai été époustouflée par le style merveilleux de l’autrice, par l’ambiance délicatement surannée et nostalgique qu’elle a mis en place, je suis tombée sous le charme de Lady Slane et son histoire émouvante empreinte de tendresse. Le roman est d’une grande modernité et tout simplement beau.

Traduit de l’anglais par Micha Venaille

Quelques avis :

Babelio Charlotte Florian Pasion de la lectura Des mots et des notes Chrys Delphine

Lu dans le cadre

Les premières lignes·Littérature allemande

Les premières lignes #8

Sur une idée de Ma lecturothèque, chaque semaine je prends un livre dans ma bibliothèque et je recopie ses premières lignes.

Aujourd’hui, les premières lignes du roman de Katharina Hagena « Le Goût des pépins de pomme ».

Résumé

A la mort de Bertha, ses trois filles et sa petite-fille, Iris, la narratrice, se retrouvent dans leur maison de famille, Bootshaven, dans le nord de l’Allemagne, pour la lecture du testament. A sa grande surprise, Iris hérite de la maison. Bibliothécaire Fribourg, elle n’envisage pas, dans un premier temps, de la conserver. Mais, à mesure qu’elle redécouvre chaque pièce, chaque parcelle du merveilleux jardin, ses souvenirs font resurgir l’histoire émouvante et tragique de trois générations de femmes.

Les premières lignes

Tante Anna est morte à seize ans d’une pneumonie qui n’a pas guéri parce que la malade avait le coeur brisé et qu’on ne connaissait pas encore la pénicilline. La mort survint un jour de juillet, en fin d’après-midi. Et l’instant d’après, quand Bertha, la soeur cadette d’Anna, se précipita en larmes dans le jardin, elle constata qu’avec le dernier souffle rauque d’Anna toutes les groseilles rouges étaient devenues blanches. C’était un grand jardin, les nombreux vieux groseilliers ployaient sous les lourdes grappes. Elles auraient du être cueillies depuis longtemps, mais lorsqu’Anna était tombée malade, personne n’avait plus songé aux baies. Ma grand-mère m’en a souvent parlé car c’est elle, l’époque, qui a découvert les groseilles endeuillées. Il n’y avait plus depuis lors que des groseilles noires et blanches dans le jardin de grand-mère, et toutes les tentatives ultérieures visant à y réintroduire des groseilliers rouges se sont soldées par un échec, leurs branches ne portaient que des baies blanches. Mais cela ne dérangeait personne, les blanches étaient presque aussi savoureuses que les rouges, quand on les pressait pour en extraire le jus, le tablier n’en souffrait pas trop, et la pâle gelée que l’on obtenait luisait de reflets d’une mystérieuse transparence. Comme « des larmes en conserve », disait ma grand-mère. Et aujourd’hui encore, on trouvait sur les étagères de la cave des bocaux de toutes les tailles avec de la gelée de groseilles de 1981, un été particulièrement riche en larmes, le dernier été de Rosemarie. En quête de cornichons au vinaigre, ma mère est tombée un jour sur un bocal de 1945 contenant les premières larmes d’après-guerre. Elle en a fait cadeau à l’Association pour la sauvegarde des moulins, et lorsque je lui ai demandé pourquoi elle donnait la délicieuse gelée de grand-mère à un écomusée, elle a déclaré que les larmes contenues dans ce bocal étaient trop amères.

Alors tenté(e)?

Les premières lignes·Littérature française·Science Fiction

Les premières lignes #7

Sur une idée de Ma lecturothèque, chaque semaine je prends un livre dans ma bibliothèque et je recopie ses premières lignes.

Aujourd’hui, les premières lignes du roman de Jean-Marc Ligny « Aqua TM ».

Résumé

Alors qu’en Europe des dizaines de milliers de personnes meurent noyées sous les flots lâchés par une digue qu’un groupuscule terroriste a fait sauter aux Pays-Bas, en Afrique, la pénurie d’eau décime les populations. L’eau, enjeu de toutes les convoitises. L’eau, qui existerait en grande quantité à deux cent cinquante mètres de profondeur au coeur du Burkina Faso, peut-être le plus pauvre des Pays les plus pauvres. L’eau, qu’Anthony Fuller, patron d’un consortium américain, va tenter de s’approprier au mépris de toutes les lois internationales

Premières lignes

Prologue: EAU, VENT, POUSSIERE

… Voici les sujets que nous aborderons au cours de notre flash météo offert par AirPlus, l’air sain de vos logis. Les îles Britanniques font le gros dos sous l’ouragan de force 12 qui a abordé les côtes il y a un peu plus d’une heure, on compté déjà une trentaine de victimes: notre fait du jour. Les Pays-Bas renforcent leurs digues et se préparent tant bien que mal résister: nos conseils pratiques. Treizième mois de sécheresse en Andalousie, les derniers orangers se meurent: notre dossier spécial société. En Italie, des millions de méduses mutantes s’échouent en ce moment sur les côtes de l’Adriatique, leur venin peut être mortel: notre reportage exclusif. Enfin, si vous circulez dans les Alpes, prenez garde aux glissements de terrain, de nombreuses routes sont coupées: le point sur la situation. Mais tout d’abord quelques flashs de notre sponsor Green Links. Restez avec nous sur EuroSky, la météo de votre région en temps réel!

Alors tenté(e)?

En sortir 23 pour 2023·Fantastique Fantasy·Littérature française

Les seigneurs, les révoltés de Bohen

Quand on lit les quatrièmes de couverture, on est aussitôt transporté dans l’univers créé par l’autrice, Estelle Faye. La lecture des premières lignes ne dément pas la prime impression, on est happé par l’atmosphère épique, le rythme narratif et les nombreux personnages.

Bohen est un empire dont la richesse est issue de l’extraction du « lirium, ce métal aux reflets d’étoile, que les nomades de ma steppe appellent le sang blanc du monde ». Depuis dix siècles Bohen règne sur le monde, exploite, sans pitié, ses peuples et pense être éternel. Or, les empires ne sont-ils pas voués à s’effondrer quand leur cycle arrive à sa fin ? L’éternité n’est que pour les dieux et non les hommes, non ?

Bohen, c’est des puissants, des manipulateurs politiques, des guerriers sans foi ni loi, des superstitions, des damnations, des exclus, des despotes non éclairés, de le peur, de la violence au nom du pouvoir ou d’une idée. C’est aussi les murmures des petites gens, des idéalistes, des résistants qu’un escrimeur hors pair, Sainte Etoile, persuadé d’être l’hôte d’un monstre, qu’une morguenne, Maëve, sorcière des ports des Havres, rêvant de libérer l’océan des voiles noires maudites, qu’un clerc de notaire, Wens, expédié dans l’enfer des mines, qui y découvre une nouvelle voie aussi mystique qu’audacieuse. Ce sont leurs mots ; leurs actes que le vent des steppes emporte jusqu’aux confins de Bohen.

Quand le terreau est enfin prêt, la révolte peut commencer et l’empire se déliter. Quinze ans se sont passés, le souffle de liberté et d’espoir a secoué les tréfonds du vieux monde. La mystique de Wens a réveillé d’anciennes forces, dans la capitale de l’empire remuent les mânes des prédécesseurs, vaincus par leurs expériences et leurs déviances. Des léviathans ouvrent les yeux, des golems se préparent à quitter leur gangue de glaise, des confréries luttent pour conserver leur savoir. Le temps des monstres est prêt à poindre. Alors que tout semble perdu, les feux fragiles luisent dans la nuit, espoirs que chaque héros des « Révoltés de Bohen » portera depuis son pays afin de combattre le Mal absolu.

« Les seigneur de Bohen » et « Les révoltés de Bohen » sont deux chants épiques servis par l’écriture incisive d’Estelle Faye. Elle fait la part belle aux personnages féminins dans une fresque de fantastique et de fantasy. Ils évoluent dans un étrange moyen-âge aux accents d’Europe centrale avec des épisodes dans l’aridité africains et l’humidité glauque d’une jongle asiatique. Les personnages, principaux comme secondaires, sont extrêmement bien campés et incarnés par leur construction psychologique, tantôt leur humanité est mise en avant, tantôt leur côté obscur l’emporte. Ainsi, le lecteur assiste à la valse des trahisons, des complots, des victoires héroïques. Il y a de l’action, de l’amour, de la tendresse, de la fidélité, des tentations plus ou moins inavouables, de la violence – les scènes de batailles sont tonitruantes comme les carnages perpétrés avec sauvagerie -, de la rage, de la soif de vengeance. Les ingrédients épiques sont tous présents et le résultat est plus que réussi.

Le premier épisode est plus lumineux que le second, plus sombre, plus macabre, mais la force narratrice est puissante du début à la fin. Moi, qui suis amatrice du genre, j’ai été emportée par la folie des récits, les descriptions extraordinaires des lieux, des événements et des personnages, la musicalité de la langue variant selon l’intensité de l’action. Ce qui m’a beaucoup plus, également, c’est la dualité des personnages qui ne sont ni tout blancs ni tout noirs, le gris bleuté des personnalités en fait leur force et la richesse de l’épopée d’un monde. J’ai pu être révulsée par certains personnages sans pour autant avoir, envers eux, une absence d’empathie. Ils sont, tous, l’incarnation de la complexité de la nature humaine.

Une lecture intense, des romans qui ne se lâchent pas malgré quelques petits défauts (il y a des intrigues de second plan qui n’apportent rien de plus à l’ensemble de la fresque) !

Quelques avis:

Babelio (T1) Babelio (T2) Belial (T1) Belial (T2) Apophis (T1) Rose (T1) Syfantasy (T2)

Lu dans le cadre

En sortir 23 pour 2023·Littérature française

La nuit des béguines

Je n’aurais jamais lu ce roman si La Kube ne l’avait pas envoyé, j’avoue que sa lecture fut une très belle surprise.

Nous sommes en 1310, à Paris dans le quartier du Marais. Une année sombre pour celles et ceux qui ne plaisent pas au roi Philippe le Bel dont le trésor fond comme neige au soleil. Les Templiers sont pourchassés puis mis en procès, les Béguines vues d’un mauvais œil mais toujours sous l’aura protectrice de Saint-Louis. La scène d’ouverture est comme un long plan séquence qui mène le lecteur jusqu’en place de Grève où un bûcher est dressé afin d’y supplicier une béguine, Marguerite Porete dont la seule faute fut d’avoir écrit un livre considéré comme hérétique.

Aline Kiner relate le combat des Béguines de Paris pour demeurer au béguinage et rester des femmes libres, travaillant, soignant ou priant sans être sous la férule d’un couvent. On suit quelques unes de ces femmes, fortes et fragiles à la fois, courageuses toujours, dérangeantes aux yeux de la doxa religieuse. En effet, les béguines jouissent de leurs biens, peuvent travailler si elles le souhaitent, elles prient Dieu sans être assujetties au rythme de la clôture. Elles dérangent beaucoup car elles représentent ce que ne doit pas être une femme : libre de choisir son destin, être laïque et pas vraiment moniales, indépendante de l’autorité masculine. Qu’était l’avenir d’une fille hormis le mariage ou le couvent ?

Ysabel, la veuve devenue, en vertu de ses connaissances médicinales, responsable de l’hôpital du béguinage, Maheut la Rousse, jeune épousée fuyant un mari rustre et brutal, nobliau violent ne supportant pas la contradiction, Ade, la discrète, taisant ses blessures derrière une attitude très froide, quasi impavide. L’arrivée, tragique, de Maheut, bouleversera la vie de la communauté tout en resserrant les liens de sororité, de tolérance, d’ouverture d’esprit entre les béguines. Las, la jalousie, l’incompréhension et la peur de l’Eglise fissurera ce monde à part, ce monde trop indépendant pour qu’il puisse être autorisé à perdurer.

Entre enquête menée par un franciscain étrange et petites victoires de la raison sur les stupidités du monde, le tumulte politico-religieux n’épargnera pas les Béguines. Pour autant, leur liberté d’esprit ne sera pas perdu car, et le mystère reste entier, Ade a recopié le livre interdit de Marguerite Porete « Miroir des âmes simples ». Qu’est-il devenu ? Personne ne le sait.

« La nuit des béguines » d’Aline Kiner m’a fait découvrir un aspect inconnu du Moyen-Age : je ne savais pas qu’il y avait eu un béguinage important à Paris, je pensais que les béguines s’étaient implantées en Flandres et dans le nord de l’Europe. Je ne savais que peu de choses au sujet des femmes vivant en communauté mais pas en tant que moniales. J’ai découvert un univers féminin dans lequel l’indépendance tant matérielle que spirituelle était, ô combien, incroyable pour l’époque. Une pensée féminine libre, un art qui l’était tout autant, il est évident que dans une société patriarcale soumise à l’autorité religieuse et son Inquisition, les béguinages, espaces de liberté, ne pouvaient être que difficilement tolérés.

Un roman historique prenant et intense.

Quelques avis:

Babelio tu vas t’abîmer les yeux Sens critique

Lu dans le cadre