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Ode to a Nightingale/Ode à un rossignol

Claude Turquety, sur le groupe FB du Mois anglais, a posté le sonnet 116 de Shakespeare. J’ai trouvé l’initiative excellente car on ne partage jamais assez de poésie. Je ne suis pas anglophone, cependant j’aime les sonorités de l’anglais (même si je ne comprends que quelques mots) lorsque je lis, silencieusement, un poème anglais.

J’ai choisi, pour ce 6 juin, ce poème de John Keats (1795-1821), Ode à un rossignol.

My heart aches, and a drowsy numbness pains
  My sense, as though of hemlock I had drunk,
Or emptied some dull opiate to the drains
  One minute past, and Lethe-wards had sunk:
Tis not through envy of thy happy lot,
  But being too happy in thine happiness, —
    That thou, light-winged Dryad of the trees,
          In some melodious plot
  Of beechen green, and shadows numberless,
    Singest of summer in full-throated ease.

Mon cœur souffre et la douleur engourdit
Mes sens, comme si j’avais bu d’un trait
La ciguë ou quelque liquide opiacé,
Et coulé, en un instant, au fond du Léthé :
Ce n’est pas que j’envie ton heureux sort,
Mais plutôt que je me réjouis trop de ton bonheur,
Quand tu chantes, Dryade des bois aux ailes
Légères, dans la mélodie d’un bosquet
De hêtres verts et d’ombres infinies,
L’été dans l’aise de ta gorge déployée.

O, for a draught of vintage! that hath been
  Cool’d a long age in the deep-delved earth,
Tasting of Flora and the country green,
  Dance, and Provencal song, and sunburnt mirth!
O for a beaker full of the warm South,
  Full of the true, the blushful Hippocrene,
    With beaded bubbles winking at the brim,
          And purple-stained mouth;
  That I might drink, and leave the world unseen,
    And with thee fade away into the forest dim:

Oh, une gorgée de ce vin !
Rafraîchi dans les profondeurs de la terre,
Ce vin au goût de Flore, de verte campagne,
De danse, de chant provençal et de joie solaire !
Oh, une coupe pleine du Sud brûlant,
Pleine de la vraie Hippocrène, si rougissante,
Où brillent les perles des bulles au bord
Des lèvres empourprées ;

Fade far away, dissolve, and quite forget
  What thou among the leaves hast never known,
The weariness, the fever, and the fret
  Here, where men sit and hear each other groan;
Where palsy shakes a few, sad, last gray hairs,
  Where youth grows pale, and spectre-thin, and dies;
    Where but to think is to be full of sorrow
          And leaden-eyed despairs,
  Where Beauty cannot keep her lustrous eyes,
    Or new Love pine at them beyond to-morrow.

Disparaître loin, m’évanouir, me dissoudre et oublier
Ce que toi, ami des feuilles, tu n’as jamais connu,
Le souci, la fièvre, le tourment d’être
Parmi les humains qui s’écoutent gémir.
Tandis que la paralysie n’agite que les derniers cheveux,
Tandis que la jeunesse pâlit, spectrale, et meurt ;
Tandis que la pensée ne rencontre que le chagrin
Et les larmes du désespoir,
Tandis que la Beauté perd son œil lustral,
Et que l’amour nouveau languit en vain.

Away! away! for I will fly to thee,
  Not charioted by Bacchus and his lepards,
But on the viewless wings of Poesy,
  Though the dull brain perplexes and retards:
Already with thee! tender is the night,
  And haply the Queen-Moon is on her throne,
    Cluster’d around by all her starry Fays;
          But here there is no light,
  Save what from heaven is with the breezes blown
    Through verdurous glooms and winding mossy ways.

Fuir ! Fuir ! m’envoler vers toi,
Non dans le char aux léopards de Bacchus,
Mais sur les ailes invisibles de la Poésie,
Même si le lourd cerveau hésite :
Je suis déjà avec toi ! Tendre est la nuit,
Et peut-être la Lune-Reine sur son trône,
S’entoure-t-elle déjà d’une ruche de Fées, les étoiles ;
Mais je ne vois ici aucune lueur,
Sinon ce qui surgit dans les brises du Ciel
à travers les ombres verdoyantes et les mousses éparses.

I cannot see what flowers are at my feet,
  Nor what soft incense hangs upon the boughs,
But, in embalmed darkness, guess each sweet
  Wherewith the seasonable month endows
The grass, the thicket, and the fruit-tree wild;
  White hawthorn, and the pastoral eglantine;
    Fast fading violets cover’d up in leaves;
          And mid-May’s eldest child,
  The coming musk-rose, full of dewy wine,
    The murmurous haunt of flies on summer eves.

Je ne peux voir quelles fleurs sont à mes pieds,
Ni quel doux parfum flotte sur les rameaux,
Mais dans l’obscurité embaumée, je devine
Chaque senteur que ce mois printanier offre
à l’herbe, au fourré, aux fruits sauvages ;
à la blanche aubépine, à la pastorale églantine ;
Aux violettes vite fanées sous les feuilles ;
Et à la fille aînée de Mai,
La rose musquée qui annonce, ivre de rosée,
Le murmure des mouches des soirs d’été.

Darkling I listen; and, for many a time
  I have been half in love with easeful Death,
Call’d him soft names in many a mused rhyme,
  To take into the air my quiet breath;
Now more than ever seems it rich to die,
  To cease upon the midnight with no pain,
    While thou art pouring forth thy soul abroad
          In such an ecstasy!
  Still wouldst thou sing, and I have ears in vain —
    To thy high requiem become a sod.

Dans le noir, j’écoute ; oui, plus d’une fois
J’ai été presque amoureux de la Mort,
Et dans mes poèmes je lui ai donné de doux noms,
Pour qu’elle emporte dans l’air mon souffle apaisé ;
à présent, plus que jamais, mourir semble une joie,
Oh, cesser d’être — sans souffrir — à Minuit,
Au moment où tu répands ton âme
Dans la même extase !
Et tu continuerais à chanter à mes oreilles vaines
Ton haut Requiem à ma poussière.

Thou wast not born for death, immortal Bird!
  No hungry generations tread thee down;
The voice I hear this passing night was heard
  In ancient days by emperor and clown:
Perhaps the self-same song that found a path
  Through the sad heart of Ruth, when, sick for home,
    She stood in tears amid the alien corn;
          The same that oft-times hath
  Charm’d magic casements, opening on the foam
    Of perilous seas, in faery lands forlorn.

Immortel rossignol, tu n’es pas un être pour la mort !
Les générations avides n’ont pas foulé ton souvenir ;
La voix que j’entends dans la nuit fugace
Fut entendue de tout temps par l’empereur et le rustre :
Le même chant peut-être s’était frayé un chemin
Jusqu’au cœur triste de Ruth, exilée,
Languissante, en larmes au pays étranger ;
Le même chant a souvent ouvert,
Par magie, une fenêtre sur l’écume
De mers périlleuses, au pays perdu des Fées.

Forlorn! the very word is like a bell
  To toil me back from thee to my sole self!
Adieu! the fancy cannot cheat so well
  As she is fam’d to do, deceiving elf.
Adieu! adieu! thy plaintive anthem fades
  Past the near meadows, over the still stream,
    Up the hill-side; and now ’tis buried deep
          In the next valley-glades:
  Was it a vision, or a waking dream?
    Fled is that music:— Do I wake or sleep?

Perdu ! Ce mot sonne un glas
Qui m’arrache de toi et me rend à la solitude !
Adieu ! L’imagination ne peut nous tromper
Complètement, comme on le dit — ô elfe subtil !
Adieu ! Adieu ! Ta plaintive mélodie s’enfuit,
Traverse les prés voisins, franchit le calme ruisseau,
Remonte le flanc de la colline et s’enterre
Dans les clairières du vallon :
était-ce une illusion, un songe éveillé ?
La musique a disparu : ai-je dormi, suis-je réveillé ?

Traduit de l’anglais par Albert Laffay

Tableau: Keats à l’écoute du rossignol à Hampstead Heath, par son ami Joseph Severn.

Dans le cadre du Mois anglais

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Kim

J’avais depuis plusieurs mois, « Kim » de Rudyard Kipling dans ma bibliothèque, je tournicotais autour sans jamais me décider à l’ouvrir, le premier épisode de la saison 4 des Classiques c’est fantastique m’a fait sauter le pas. Le thème étant « un seul mot dans le titre », l’occasion était trop belle pour la laisser passer.

« Kim » a d’abord été publié en feuilleton dans un mensuel américain, ce qui explique les rebondissements réguliers digne d’un roman picaresque.

Maintenant, plantons un peu le décor. Kim, alias Kimball O’Hara, a quatorze ans et est orphelin de mère indienne et d’un soldat irlandais du régiment des Mavericks de l’armée des Indes. Ses seuls biens, un porte-amulette en cuir dans lequelle trois documents importants sont précieusement conservés : son certificat de naissance, des recommandations pour l’armée britannique et auprès d’une loge maçonnique à laquelle était affilié son père. Kim se débrouille dans les rues de Lahore en rendant de menus services aux uns et aux autres au point qu’il pourrait en être le roi. Il parle avec les gens quelles que soient leur caste ou leur religion, aussi a-t-il un surnom « l’ami de tout au monde ».

Kim croisera le chemin d’un lama descendu des hauteurs du Tibet à la recherche de la rivière, sacrée, de toute vérité en compagnie duquel il traversera l’Inde du sud au nord et du nord au sud, en train, en charrette ou à pied. Son odyssée lui fera croiser le chemin d’ « un grand taureau rouge sur un champ vert, avec le colonel sur son grand cheval et neuf cents diables » comme le lui avait prédit sa bienfaitrice, en l’occurrence un régiment irlandais, celui auquel avait appartenu son père. Il ira alors, encouragé par le lama, à l’école des blancs pour y apprendre à lire, à écrire, la topographie, et aussi subir le racisme ordinaire des maîtres de l’Inde. Comme Kim est d’une grande vivacité d’esprit, il apprend vite et bien et fait comprendre à son tuteur qu’il besoin de liberté, le temps des vacances. Il connaît les us et coutume locales, il sait tellement bien se fondre dans le décor qu’il entrera dans « le Grand jeu », métaphore de la lutte opposant les services d’espionnage de la Couronne britannique à la Russie qui tente de s’implanter en Inde.

« Kim », c’est le roman de l’Inde multiculturelle, colorée et épicée, dans laquelle ont grandi tous les anglais et anglo-indiens nés dans cette partie de l’immense empire colonial britannique. Les « métropolitains » les méprisent, aussi chaque page du roman montre combien les Anglo-indiens comme les indigènes sont loin d’être méprisables.

Rudyard Kipling rend hommage à son Inde, malgré les boutades à l’encontre de la qualité du réseau ferroviaire et routier, celle qui vit de peu, celle qui dort par terre la nuit, celle qui accueille les pèlerins, celle qui donne l’aumône, celle qui croit en de multiples divinités ou en un seul Dieu, celle qui respecte les saints hommes, celle qui marchande, celle qui survit, celle qui voit la vie en chaque animal ou plante. Il permet aux métropolitains de mieux connaître l’Inde dont ils n’ont que des échos et des préjugés. L’auteur décrit les paysages et les personnages avec une écriture d’un grand pouvoir d’évocation : j’ai vu les routes poussiéreuses, les rues boueuses, les pluies de la mousson, les temples, les caravansérails, les voies impossibles des montagnes du Tibet, tout le petit peuple qui fait que l’Inde est un immense pays fascinant.

« Kim » raconte aussi l’entrée dans la modernité de cette partie de l’Empire : on devine l’épopée du développement du chemin de fer, les administrations dans les villes, la présence de musées. L’auteur relate comment l’Inde et ses habitants s’approprient les apports de l’Occident et comment, peu à peu, les traditions seront bousculées, notamment dans une des scènes se passant lors d’un voyage en train lorsque les hindous sont contraints de partager le wagon avec des castes inférieures. Kim, d’ailleurs, traverse quelques crises identitaires au fil de son périple, de son errance, qui est-il vraiment ? S’interroge-t-il à plusieurs reprises. Un hindou, un chrétien, un musulman ? En un clin d’oeil, il peut changer d’apparence, comme le fameux agent E-17, avec des vêtements judicieusement agencés. C’est qu’il est tiraillé entre l’influence de son maître lama et celle de l’Empire par le truchement du lointain colonel et du « Grand jeu ». Cependant, jamais il n’est question de remettre en cause la légitimité de la présence britannique ou celle des castes. En cela, « Kim » reste un roman impérialiste.

Cependant, la nostalgie et la tendresse envers ce pays immense, au mille et unes langues et religions, sont au cœur du roman, surtout dans la construction du personnage du lama, personnage d’une naïveté telle que Kim ne peut pas l’abandonner dans sa quête. Le lama s’émerveille de tout, s’accommode de tout tandis que Kim déjoue les embûches et mendie avec facétie. Dans le regard et dans le cœur de Kim, et aussi du lama, c’est une Inde fascinante qui rythme les pérégrinations des deux errants dont l’humanité extraordinaire ne fait pas de doute.

J’ai vraiment apprécié cette plongée dans l’Inde des souvenirs d’enfance de l’auteur et suivre le parcours initiatique du jeune héros.

Traduit de l’anglais par Louis Fabulet

Quelques avis :

Babelio Sens critique Critiques libres

Lu dans le cadre

Le bilan « En un mot » est chez Fanny